Breaking Rush
Prologue.
La nuit était d'une clarté
absolue.
À l'heure où le vent se retire,
où les buissons ne semblent plus pouvoir respirer, où toute trace de vie tentent
de faire croire à leur soudaine disparition, la lune projetait une lumière
enchantée sur l'immense profondeur abyssale dans laquelle était plongée cette
gigantesque forêt. Le monde ne paraissait exister que pour cet endroit. Pour ce
chemin éclairé d'une lueur argentée qui s'étendait à perte de vue. Elle marche.
La jeune fille marche sur la terre sèche. Elle évite soigneusement les flaques
d'eau croupie. Il faut qu'elle soit parfaite en y arrivant. Ce sera sûrement la
fin du tunnel pour elle. La sortie du cauchemar dans lequel elle baigne depuis
tant de temps. Peut-être qu'elle aurait dû courir pour s'évader plus vite de
l'autre coté. Détruire le miroir et bondir dans la lumière. Mais elle n'en fit
rien. Elle continuait de marcher en compagnie d'une détermination implacable.
Chaque pas qu'elle faisait paraissait être minutieusement réfléchi. Elle ne
devait commettre aucune erreur. La moindre faute briserait toutes les étoiles
qui brillent dans ses espoirs les plus enfuis. La petite fille savait
pertinemment qu'il y avait peu de chances qu'elle réussisse son ultime
tentative. Elle y pensait. Secondes après secondes. Minutes après minutes.
Heures après heures. Jours après jours. Les possibilités de s'en sortir étaient
minces. Encore. Et encore. Ces paroles résonnaient dans sa tête telle une
mélodie sans fin. Au-delà des rêves et la réalité, elle était toujours là.
Prisonnière de son esprit. Et la petite fille ne parvenait pas à s'en défaire.
Elle en avait besoin pour survivre, pour se donner une raison d'essayer encore
une fois, pour démentir l'avenir.
À mesure qu'elle avançait dans la
lumière, la fillette sentait ses jambes devenir de plus en plus lourdes. Ses
pas étaient de plus en plus lents. Elle commençait à reconnaitre ce sentiment
d'inachevé, à goûter encore une fois le goût lointain mais amère d'une énième
défaite. Mais elle ne paniquait pas. Il fallait rester concentré jusqu'à la
toute fin. Quand elle aura enfin subit un long et méthodique dérangement des
sens pour atteindre l'inconnu, quand le masque sera tombé, tout sera enfin
terminé. Elle pourra ainsi se laisser bercer par la lumière. Ils ne pourront
plus l'atteindre tant qu'elle sera qui elle est. Mais ils seront toujours
présents. Ils seront toujours derrière elle à lui courir après. Elle pourra se
cacher de l'autre coté autant de temps qu'elle le souhaitera, ils la
rattraperont et la ramèneront dans les ténèbres brisant son illusion de
soulagement. Et tout sera fini à nouveau car son apaisement restera
éternellement éphémère. L'histoire est écrite ainsi. Le cycle est programmé
pour se répéter encore et encore sans la moindre excuse. Elle ne pourra s'en
défaire. Elle était perdante le jour-même où son malheur a débuté. Mais malgré
cela, elle continuait d'espérer pouvoir effleurer, s'il existe réellement, le
court mais divin moment de bonheur qui l'empêcherait de souffrir.
Ce fut alors l'instant où elle se
demanda si elle avançait véritablement. Si la sortie ne reculait pas à mesure
qu'elle tentait de progresser. Si elle ne s'était pas faite piégée par ceux qui
la poursuivaient. Si tout ceci avait un sens au final. Elle n'avait jamais
réussit après tout. Soudainement, elle sentit une douloureuse impression la
prendre d'assaut. L'impression qu'elle n'y parviendrait jamais. Ce n'était pas
un sentiment inconnu. Elle l'avait déjà ressenti. À chaque fois qu'elle
s'approchait de la lumière. Mais elle désirait tellement savoir ce que cela
faisait de se sentir bien qu'elle n'y prêtait aucune attention. Quand elle
réussit à ne plus y penser, elle se rendit compte qu'elle était tout près de la
sortie. Elle pouvait presque la toucher. Elle y était finalement arrivée.
Personne n'était parvenu à l'attraper. Mais elle n'eut pas le temps de fêter
intérieurement sa victoire. Car elle n'avait jamais existé. Au moment où elle
allait plonger dans un monde féerique, imaginaire et totalement dénué
d'animosité, une main agrippa son épaule. Son corps s'immobilisa aussitôt,
paralysé par l'attaque insoutenable de la déception et du désespoir. Après
quelques secondes, elle entendit clairement une voix glaciale lui murmurer au
creux de l'oreille :
- Pas maintenant. C'est à ton
tour.
Dommage. Elle tentait simplement
de s'endormir.
Allongée sur un matelas trop dur,
posé à l'intérieur d'une pièce trop vide. Vide de signification mais également
vide de vie. Ou encore plus loin : vide d'humanité. Pour elle, les jours
s'envolaient comme des éclairs. Maintenant qu'elle commençait à perdre peu à
peu la conscience de sa conscience, elle pouvait s'offrir sans résister au
néant. Plus rien n'avait d'importance si ce n'était de mourir. Mourir prenait
autant d'importance que de sens. La mort devenait un désir. L'envie de mourir
était beaucoup plus puissante que l'envie de vivre. Elle avait tout perdu. Elle
était donc libre de faire tout ce qu'elle voulait y compris de quitter ce
monde. Mais elle n'y arrivait pas. Elle n'en avait ni les moyens ni la force.
Elle ne pouvait qu'exécuter les ordres qu'elle recevait. Se lever, marcher,
s'allonger, souffrir, se lever, marcher, s'allonger, perdre la raison,
attendre. Elle n'était pas la seule. Il y avait d'autre enfants à ses cotés qui
baignait dans le même sadisme. Des enfants qui, comme elle, ne méritaient pas
ce qu'on lui infligeait. Ils s'étaient simplement trouvés au mauvais endroit au
très mauvais moment. Certains n'avaient pas encore reçu d'ordre. Ils restaient
dans un coin de la pièce, angoissés, tétanisés de peur à l'idée de découvrir ce
qu'il pouvait se passer de l'autre coté de la porte. Jamais ils ne pourraient
le deviner avant de le subir. Ils sont trop jeunes. Tous. C'est ce qui,
parait-il, fait que tout ceci à lieu d'être. Qu'ils sont jeunes.
Il faisait froid et sec ce
matin-là. Le genre de météo mordante où la neige coule des nuages dans un
ballet ininterrompu de petits flocons brillants. C'était un spectacle
magnifique pour la première personne qui daignait lever les yeux au ciel. Une
image pareille aurait pu réconforter l'âme défigurée de ces enfants mais aucun
d'eux n'avaient le cœur à regarder par la fenêtre. Sauf un. La petite fillette
jeta un regard à travers la vitre avant de se lever. Elle admira le manteau
blanc qui couvrait le sol dans un sourire qui trahissait son envie de s'en
aller. Peut-être se souvenait-elle des moments où elle jouait encore gaiement
dehors en compagnie de son frère et son père. Ou peut-être sentait-elle la fin
arriver et provoquer un tic nerveux qui défigurait son visage pourtant si
innocent. Elle se leva difficilement. Ses jambes et ses bras embourbés de
fatigue lui faisaient encore mal. Depuis combien de temps n'avait-elle pas
dormi ? Deux jours ? Peut-être trois ...?
- C'est ton tour. Répéta la voix
sans âme.
Quittant la belle vue qu'elle
venait d'aborder, elle se retourna et fixa l'immense et ténébreuse silhouette
qui lui faisait face. Elle ne lui faisait pas peur. Pas encore. L'homme ne
bougea pas. Il resta immobile à fixer la petite fille d'un regard invisible.
Elle hésita même si ça ne servait à rien, même si ça ne pouvait pas la sauver,
elle voulait simplement retarder l'inévitable. Après quelques secondes qui lui
parurent s'évaporer beaucoup trop rapidement, elle se résolut à suivre le
monstre qui l'avait appelé. Elle traversa alors le même couloir faiblement
éclairé par une unique applique murale diffusant un spectre de lumière rouge
qui offrait un climat angoissant. Vint ensuite le tour de l'escalier grinçant
puis du vestibule sombre qui les déposa à l'entrée d'une salle dont la porte
était déjà ouverte. La fillette entra la première. Son sang se glaça dans ses
veines, sa gorge se noua, aucun son ne sortit de sa bouche, elle était
silencieusement terrifiée. Des gouttelettes de sueur froide perlaient le long
de ses joues. Elle fit quelques pas avant de laisser échapper un horrible
frisson à la vue de ce lit sale et obscène posé à coté d'une petite étagère
ornée de divers instruments étranges dont elle ne soupçonnait pas encore l'usage.
C'était les deux seuls meubles de la pièce. Ses mains se mirent à trembler
quand elle entendit la porte se refermer derrière elle. Il était temps. La
petite fille s'efforçait de ne pas penser au pire. Elle refusait de tout son
corps les souvenirs récoltés ici qui lui inspiraient le pinacle de l'horreur.
Ils débarquaient par dizaine dans son esprit, se bousculant les uns les autres
dans un torrent d'images et de sons atroces. Ses propres cris et ses propres
appels à l'aide résonnaient dans sa tête avec la puissance du tonnerre. Est-ce
que ce serait encore la même chose cette fois ? Encore le même supplice ?
Encore le même enfer ? Encore la même torture ?
- Allez. Retire tes habits.
Oui. Sans aucun doute possible.
Elle n'avait même plus la force de désobéir ou de tenter de s'échapper. Elle
avait déjà essayé la première fois mais elle n'avait gagné qu'une baffe au
milieu du visage lui prouvant définitivement qu'elle était prise au piège d'un
cercle de feu auquel il ne valait mieux pas tenter de se brûler pour passer de
l'autre coté. Elle s'exécuta enfin. Elle enleva chacun de ses vêtements sales,
dévoilant son corps dénudé. Elle n'éprouvait d'ailleurs plus aucune gêne. Ce
n'était pas comme si cela pouvait toujours comporter une infime poussière
d'importance. Au début, oui, mais plus maintenant, évidemment.
- Tu sais quoi faire.
Elle ne répondit pas. Encore une
fois, une panique silencieuse la pris d'assaut. Ses membres tremblèrent de
manière beaucoup plus belliqueuse qu'avant. L'angoisse était incommensurable à
un point tel qu'elle ne parvenait même plus à pleurer. D'ailleurs, elle ne
pouvait pas combattre les larmes qui n'étaient pas encore arrivées. Ce n'était
donc même pas la peine de s'en faire pour quelque chose d'aussi abscons dans
l'immédiat. Sangloter était une démarche bien au-dessus de ses forces et ce
depuis plusieurs jours déjà. Il était même difficile de déterminer si elle
savait encore ce " pleurer " signifiait. Elle avait peut-être
simplement oublié qu'il était tout à fait possible de pleurer. C'était,
d'ailleurs, peut-être pour cela qu'elle ne faisait pas. Elle avait oublié. Si
ce n'était pas le cas, elle n'en avait définitivement pas l'énergie pour. En
revanche, il était certain qu'elle avait effacé de sa mémoire les nombreuses
traces de blessure qu'on lui avait infligée. Les manières de les faire
apparaitre furent bien nombreuses. En plus de zones rouges et bleues qui
prouvaient bien qu'elle avait été frappée, on pouvait discerner à certains
endroits plusieurs griffures et coupures. La plus grande surprise quant à la
vue de ces marques inquiétantes en fut la victime elle-même. Avant de
s'allonger sur le dos contre le matelas du lit, son regard se balança de ses
pieds jusqu'au haut de son torse. Elle put alors constater par elle-même qu'en effet,
on l'avait violenté et à de multiples reprises. Les yeux planqués sur ses
propres cicatrices, des images agressives et malsaines lui revinrent
brutalement en tête. Elle croisa alors une vision d'elle subissant des coups de
fouets assis contre un coin humide de la pièce. Et là, dans cet affreux moment
désillusionné où la notion même d'humanité semblait avoir disparu, la petite
fille se vit en train de sangloter. Elle se rappela alors qu'il était en effet
possible de pleurer et de lâcher des larmes. C'était sans doute grâce à cet
impitoyable cliché, maintenant bien imprimé à la porte de son esprit, qu'elle
réussit à lâcher une minuscule larme qui perla le long de sa joue avant de s'en
détacher douloureusement.
- Allez.
Elle s'exécuta comme d'habitude,
ce qui était d'ailleurs bien triste à préciser. Les bras en croix, les jambes
écartées, elle essayait en vain de pleurer à nouveau jusqu'à ce qu'elle sente
qu'on s'allongeait sur son dos et qu'on se mettait à lui lécher avidement
l'épaule. Dans ces moments-là, il est rare que l'on puisse se concentrer sur
autre chose pour faire défiler le temps plus vite. En plus, l'horloge manquait
à cette pièce maudite.